10 JOURS À MOTO AVEC SYLVAIN TESSON SUR LES TRACES DE LAWRENCE D'ARABIE

10 JOURS À MOTO AVEC SYLVAIN TESSON 

SUR LES TRACES DE LAWRENCE D’ARABIE

 

10 jours à moto avec l’écrivain-voyageur Sylvain Tesson sur les traces de Lawrence d’Arabie

C’est au guidon d’une moto taillée pour le désert que Sylvain Tesson s’est lancé dans une nouvelle et incroyable aventure au Proche-Orient. L’écrivain-voyageur, dont le dernier récit, La Panthère des Neiges, a été consacré par le Prix Renaudot en 2019, s’est lancé sur les traces de Lawrence d’Arabie en compagnie de son fidèle photographe Thomas Goisque, ainsi qu’avec le réalisateur Clément Gargoulaud, tous deux également au guidon de Yamaha Ténéré 700. Dix ans après avoir pris le guidon d’un side-car pour un road-trip qui avait donné naissance au célèbre roman Bérézina, Sylvain Tesson repart donc pour une aventure exceptionnelle sur les routes de Jordanie, de Syrie et du Liban, pour revivre le parcours de Lawrence au travers de sites fabuleux : Petra, le désert du Wadi Rum, le château de Saladin, Palmyre, le Krak des Chevaliers… Nous vous proposons de découvrir quelques extraits exclusifs de ce voyage fantastique au travers d’un feuilleton en 10 épisodes…

Textes : David Dumain. Photos : ©Thomas Goisque. Vidéos : © Clément Gargoullaud.

 

 

JOUR 1 – JORDANIE 

Aqaba et la Révolte Arabe

 

Après deux nuits à Amman et une nuit à Aqaba, la nouvelle aventure de Sylvain Tesson et de ses compagnons peut enfin commencer lorsqu’ils prennent possession de leurs motos, bloquées pendant deux jours en raison d’interminables tracas administratifs, les immatriculations françaises posant des problèmes inédits aux services des douanes. Les trois Yamaha Ténéré 700, pensées comme leur nom l’indique pour le désert, se dirigent illico vers le fort d’Aqaba, construit par les Mamelouks au XVIe siècle sur les ruines d’un autre fort érigé par les Croisés. Bombardé par la flotte anglaise durant la célèbre bataille d’Aqaba menée en 1917, le fort est en partie détruit, mais la prise d’Aqaba fait partie de la légende de celui dont les aventuriers suivront les traces durant ce périple oriental : Thomas Edward Lawrence, plus connu sous le nom de Lawrence d’Arabie. Celui-ci décrit, dans l’ouvrage qu’il rédigea à son retour en Angleterre, le rôle-clé d’Aqaba dans cette « guerre dans la guerre » qui se déroula durant le premier conflit mondial : « La valeur particulière d’Aqaba pour les Turcs était que, quand ils le voudraient, elle pouvait constituer une menace sur le flanc droit de l’armée britannique. A la fin de 1914, leur haut commandement avait pensé en faire sa route principale vers le Canal de Suez (…). Les Arabes avaient besoin d’Aqaba ; premièrement pour étendre leur front, ce qui était leur principe tactique, et deuxièmement, pour établir la liaison avec les Britanniques.(…) De mon point de vue, si la révolte n’atteignait pas le champ de bataille principal contre la Turquie, elle devrait confesser son échec et rester le spectacle annexe d’un spectacle annexe. J’avais prêché à Fayçal, depuis notre première rencontre, que la liberté se prenait, ne se donnait pas. »

La ville d’Aqaba entretient le souvenir de cette bataille-clé dans la révolte arabe, remportée le 6 juillet 1917 par les troupes de Lawrence face à l’armée ottomane, avec un gigantesque mat au sommet duquel flotte le drapeau de la révolte arabe, et non celui de la Jordanie. Edifiée en 2004, cette hampe de drapeau culminant à 132 mètres au-dessus de la mer est la cinquième plus haute hampe du monde ne bénéficiant pas de haubans et peut être vue d’Israël, d’Egypte et d’Arabie Saoudite.

 

 

JOUR 2 – JORDANIE 

De Petra au Wadi Rum : L’âme de Lawrence

 

Les nombreuses difficultés administratives et logistiques auxquelles Sylvain Tesson et ses compagnons sont confrontés pour rouler à moto dans cette partie du monde les ont contraint à un choix cornélien : ils doivent choisir entre le mythique site de Petra et le non moins légendaire désert du Wadi Rum, tous deux inscrits au patrimoine mondial, pour y passer la nuit. La mort dans l’âme, ils sacrifient la mission d’archéologues qui devait les accueillir à Petra pour privilégier le désert du Wadi Rum associé à la légende de Lawrence, certaines scènes du film culte de David Lean y ayant même été tournées en 1962. Mais les qualités routières de leurs trails bicylindres leur permettront tout de même de tracer la route pour avaler les quelques 100 kilomètres de détour pour contempler la fabuleuse cité nabatéenne. 

Aucune moto n’est autorisée à s’aventurer dans le cirque rocheux où se niche le site de Petra, mais ils prendront un chemin sur les hauteurs du célèbre canyon, où ils se permettront une pause contemplative forcément trop courte. Inspiré par la beauté des lieux, l’écrivain Tesson profite de ce moment d’éternité pour consigner ses pensées dans son précieux carnet, après avoir allumé l’un des fameux cigares qu’il savoure dans les circonstances particulières. Dans sa poche, un exemplaire des « Sept Piliers de la Sagesse », dont il a entrepris de lire un extrait choisi chaque jour. 

Devant Petra, l’écrivain contemporain Tesson n’ouvre pas le chef d’œuvre écrit par Lawrence après son retour d’Arabie, mais laisse divaguer son âme et traduit la démarche profonde qui a guidé son prédécesseur nomade à travers la vitesse sur deux roues : « On a beaucoup tendance à penser que la valeur profonde et philosophique d’un voyage repose sur la contemplation. Le voyage comme un raid, rapide, comme un raid « zou » où on fonce sur les choses, vous oblige à capter tous les chatoiements de la vie. Lawrence d’Arabie avait un remède contre l’hypertension de ses nerfs et de son intelligence. Il avait porté sa considération du monde à un tel degré d’effervescence et à une telle tension, qu’il était obligé à un moment de demander à la route, à la vitesse, de laver toute la tension de son être. Et la motocyclette lui a servi à ça. Il raconte souvent, dans sa correspondance, qu’il se sert de la motocyclette comme d’une espèce de lavement de l’hypertension qui est en train de le faire entrer en fusion. Il met les gaz, et il fend la route… ».

Après Petra, la petite troupe reprend la route plein Sud pour revenir vers Aqaba et le désert du Wadi Rum, où ils arriveront en fin de journée. Les routes jordaniennes sont heureusement bien revêtues et peu piégeuses, de sorte qu’ils arriveront sans encombre aux portes du fameux désert aux sables rouges, où ils passeront la nuit dans une tente bédouine. 

 

 

JOUR 3 – JORDANIE

Dans les sables du Wadi Rum

 

Parmi les déserts traversés par Lawrence lors de sa campagne guerrière face aux troupes ottomanes, le Wadi Rum revêt une importance particulière, illustrée par le film de David Lean sorti en 1962 et devenu culte avec ses sept oscars. Si certaines scènes dans le désert ont été tournées près d’Alméria en Espagne, une bonne partie fut tournée sur les lieux mêmes des exploits de Lawrence, le roi Hussein de Jordanie ayant réquisitionné son armée pour filmer les plans avec de nombreux figurants. Les scènes finales ont ainsi été filmées dans le désert du Wadi Rum, à proximité des rochers évoqués par Lawrence dans Les Sept Piliers de la Sagesse, et notamment la scène du sabotage de la ligne de chemin de fer du Hejaz, dont quelques wagons subsistent. S’il s’agit du train du film et non de celui attaqué par Lawrence, des archéologues ont découvert en 2016 à Halat Ammar, là où Lawrence raconte l’attaque d’un train, une balle provenant d’un pistolet automatique Colt, seulement utilisé à l’époque par l’officier britannique qu’était Lawrence et par aucun autre des participants à l’embuscade, ce qui tend à authentifier les souvenirs de Lawrence couchés par écrit dans Les Sept Piliers de la Sagesse et que certains biographes de l’aventurier anglais avaient remis en cause.

Alors que Thomas prenait quelques clichés des motos devant les trains, à défaut de pouvoir faire des travellings au cœur d’un site protégé depuis 2004, Clément se faisait interpeler par les forces de l’ordre locales, inquiètes de le voir utiliser sa caméra dans cette zone sensible. Ce n’est qu’au terme d’une bonne heure de palabres et grâce au sens de la diplomatie de leur fixeur Mahmud, que les aventuriers ont pu récupérer leur matériel pour immortaliser quelques superbes actions dans les sables du Wadi Rum, merveilleusement décrits par Thomas Edward Lawrence dans Les Sept Piliers de la Sagesse : « Dans la matinée, nous nous hâtames vers Abou Zereibat, avec le soleil matinal incandescent dans un ciel sans nuages, l’habituel éblouissement qui met l’œil à la torture, et la danse des rayons de lumière sur le sable ou les silex lisses. Notre chemin s’élevait lentement vers une crête de calcaire aiguë, aux flancs érodés, et notre regard balaya une pente de noirs graviers nus qui s’étendait jusqu’à la mer, à environ huit milles vers l’ouest, mais encore invisible. »

 

 

JOUR 4 - JORDANIE 

La forteresse de Karak, Azraq et les châteaux du désert

 

La nuit suivante, la dernière en Jordanie, était prévue à Amman, la plus grande ville de Jordanie et l’une des plus anciennes du monde à être habitée. Les quelques trois cents kilomètres de route reliant le Wadi Rum à la cité nommée Philadelphia à l’époque romaine et Rhabbat Ammon dans la Bible, peuvent s’avaler en un peu plus de quatre heures sur des routes jordaniennes extrêmement bien revêtues, mais plusieurs étapes avaient été prévues par Sylvain Tesson et ses compagnons. Il était question que les trois Yamaha Ténéré 700 empruntent la Route 35, autrement appelée Route des Rois, connue pour être celle suivie par les hébreux jusqu’à leur Terre Promise. Pas le temps hélas de s’attarder à Madaba, célèbre pour ses mosaïques byzantines et omeyyades, décision est prise de filer jusqu’au célèbre Château de Karak, imposante forteresse construite au 13e siècle. A une vingtaine de kilomètres de Karak par la Route 40, on peut admirer les merveilleux Châteaux du Désert construits par les Califes Omeyyades, comme Qusair Amra où Sylvain posera, livre en main, ou encore Qasr Kharana, mais c’est à Azraq, où un château a été construit sur du basalte noir, Sylvain laissera libre cours à sa passion pour l’escalade dans les ruines, carnet en main. La structure carrée de la forteresse avec ses murs de 80 mètres de long entourent une cour centrale au milieu de laquelle se trouve une petite mosquée de l’époque Omeyyade. Ce château du désert revêt une importance stratégique pour être implanté au milieu de l’oasis d’Azraq, seule source d’eau douce permanente à 12000 kilomètres à la ronde, d’où son surnom de « Forteresse Bleue ». C’est au cœur d’Azraq, ancienne garnison turque au XVIe siècle, que Lawrence a établi à l’hiver 1917, son quartier général pendant la Révolte arabe, son bureau étant installé dans la chambre au-dessus du châtelet d’entrée. C’est aussi à Azraq, situé à une centaine de kilomètres d’Amman, qu’il nourrit le projet de construire un petit aérodrome du désert.

L’équipe ne fera pas la tournée des Châteaux du désert, non pas que Damas, l’étape suivante du périple, soit trop éloignée (à moins de trois heures d’Amman ou des châteaux), mais le passage de la frontière syrienne était redouté par tous. Les immatriculations françaises des motos allaient effectivement poser d’inextricables problèmes, et une bonne douzaine de tampons seront nécessaires pour franchir chacune des étapes qui allait propulser les aventuriers dans le No Man’s Land situé juste derrière la zone frontalière. L’une des rares zones encore rebelles que l’armée de Bachar Al Assad n’a pas prises, mais un accord passé entre les deux parties permet aux rares voyageurs qui s’y aventurent de circuler en toute sécurité une fois la frontière dûment passée… L’arrivée à Damas se fera effectivement sans encombre, mais le spectre de la guerre reste palpable…

 

 

JOUR 5 - SYRIE 

Damas et la trahison de Lawrence

 

C’est dans un état de fatigue avancée que Sylvain, Thomas et Clément, accompagnés de leurs contacts sur place, François et Mahmud, sont arrivés à la nuit tombée dans un hôtel « à l’ancienne » de la capitale syrienne. Poulet grillé et msabbaha (houmous syrien dans lequel les pois chiches restent entiers) parviendront à requinquer la troupe. Le matin, Thomas et Clément sortiront leurs appareils pour saisir des images fixes et animées des motos dans les ruelles du Vieux Damas. De quoi se consoler d’avoir fait l’impasse la veille sur la visite de Jerash, où subsistent les vestiges de l’antique cité de Gérase et notamment son fantastique forum ovale, connu pour être le plus grand de l’empire romain. François, maître d’œuvre du parcours historique sur les sites jordaniens et syriens, y a renoncé à regret, mais le fastidieux passage de la frontière jordano-syrienne a donné raison aux choix des aventuriers de parer au plus rapide. Les contacts noués par François et Mahmud auprès des tribus bédouines quelques semaines avant l’aventure ont en outre assuré le transfert sans le moindre problème jusqu’à Damas.
La récente guerre en Syrie a ravivé la plaie née des accords Sykes-Picot signés en mai 1916 entre Français et Britanniques et qui prévoyaient le découpage du Proche-Orient et le mandat français sur la Syrie, avant même que la campagne de Lawrence soit achevée. D’où le sentiment de trahison de ce dernier envers les troupes qu’il emmenait au combat. Si le film entretient le mythe d’une ignorance de Lawrence de ces accords secrets, il est pourtant explicite dans ses mémoires : « La Révolte arabe avait débuté sur de faux-semblants. Pour obtenir l’aide du Cherif, notre cabinet avait offert de soutenir l’établissement de tribus dans certaines parties de la Syrie et de la Mésopotamie « sans préjuger des intérêts de notre alliée, la France. Cette dernière clause discrète dissimulait un traité par lequel la France, l’Angleterre et la Russie s’accordaient pour annexer certaines de ces zones promises et pour établir leurs sphères d’influence respectives sur le reste. Des rumeurs sur cette fraude atteignirent, de Turquie, les oreilles arabes. En Orient, on faisait plus confiance aux personnes qu’aux institutions. Aussi les Arabes, ayant éprouvé sous le feu mon amitié et ma sincérité, me demandèrent, en tant qu’agent libre, d’avaliser les promesses du Gouvernement britannique. On ne m’avait pas averti, même en privé, du traité Sykes-Picot. Mais, n’étant pas un parfait imbécile, je voyais que, si nous gagnions la guerre, les promesses faites aux Arabes ne seraient que du papier. Eussé-je été un conseiller honorable, j’aurais renvoyé les hommes chez eux et ne les aurais pas laissés risquer leur vie pour de telles balivernes. Pourtant l’aspiration arabe était notre principal outil pour gagner la guerre d’Orient. Je leur assurai donc que l’Angleterre tenait sa parole à la lettre, et en esprit. Avec cet encouragement, ils accomplirent leurs exploits ; mais bien sûr au lieu d’être fier de ce que nous faisions ensemble, j’étais continuellement et amèrement honteux. » Cette trahison explique la démission de Lawrence du cabinet des Affaires étrangères peu après son retour en Angleterre, et son engagement sous un pseudonyme dans la Royal Air Force comme simple mécanicien, afin de laisser libre cours à sa passion – qui s’avérera fatale – pour la moto et la vitesse.

 

 

JOUR 6 – SYRIE

Palmyre à la belle étoile

 

L’étape à Palmyre, avec les autorisations qu’elle a nécessité pour y amener des motos au pied des colonnades et y passer la nuit, constituait un point d’orgue de l’aventure de Sylvain tesson et de ses compagnons. François avait travaillé d’arrache-pied pour sécuriser cette étape dans une cité antique symbolique de la guerre qui a récemment déchiré la Syrie. Lorsque l’État Islamique a diffusé les images de la destruction du temple de Baalshamin en août 2015, jusque-là l’un des mieux conservés de cet ancien comptoir commercial romain qui prospérait vers 200 avant J.-C., le monde entier a subi de plein fouet le choc de cette attaque dirigée contre la culture et le patrimoine mondial. 

L’autorisation de dormir à la belle étoile dans l’ancienne cité-état de la Reine Zénobie avait donc été accordée à Sylvain, Thomas, Clément et François, une poignée de soldats montant la garde près du temple de Bêl, également détruit à l’explosif par l’État Islamique en août 2015. Le « fixeur » de l’équipe, Mahmud, a quant à lui préféré dormir sous un toît moins céleste, rafraîchi par les températures extrêmement basses. La route jusqu’à la porte du désert que constitue Palmyre, ancienne halte pour les caravanes sur la route de la Soie, s’est en effet accomplie dans la douleur, la grêle giflant les motards pendant près de 20 minutes au départ de Homs. Partout dans cette zone de Syrie, les vestiges de la guerre sont présents, jusqu’au village de Palmyre, qui lui aussi a subi les outrages des explosifs. 

Rien ne devait cependant décourager les aventuriers lancés sur les traces de Lawrence d’Arabie, dont le rêve d’édifier de son vivant « ce Moyen-Orient nouveau que les temps nous apportaient lentement et inexorablement » tel qu’annoncé dans Les Sept piliers de la Sagesse avait lui, volé en éclat depuis longtemps. Lawrence savait l’incroyable difficulté d’affronter des rebelles, lui qui avait lancé nombre de sabotage contre l’armée turque durant sa guerre de reconquête : «Faire la guerre à une rébellion est lent et compliqué, comme de manger sa soupe avec un couteau ». C’est armé de livres (l’ouvrage de référence de Lawrence et Le Rêve le Plus Long de l’Histoire de Jacques Benoist-Méchin) et se réchauffant le corps grâce à un brasier improvisé dans une brouette abandonnée que les gars Tesson, Goisque, Lastours et Gargoullaud allaient passer une nuit sous une nuée d’étoiles, avant que Thomas ne se réveille à 3 heures du matin pour immortaliser ce moment de grâce avec des clichés de 30 secondes de temps de pose. Dans Les Sept Piliers de la Sagesse, Lawrence se souvient d’un échange avec son fidèle Aouda, qui lui demande « de façon provoquante » : « Pourquoi les occidentaux veulent-ils toujours tout ? Derrière nos quelques étoiles, nous sommes capables de voir Dieu, qui n’est pas derrière les millions des vôtres. » Ce à quoi Lawrence se souvient avoir répondu simplement : « Nous cherchons la limite du monde, Aouda. »

Après quelques fonds filés devant les vestiges du temple mythique sous une lumière orangée, direction Alep via Homs et Hama, sur lesquelles Lawrence avait (comme sur bien des sujets) une opinion bien tranchée : « Homs et Hama étaient des jumelles se détestant. Tout le monde y manufacturait quelque chose : à homs, surtout du coton et de la laine, à Hama des brocarts de soie. Elles démontraient la capacité productive de la Syrie, indépendamment de l’étranger, comme Beyrouth prouvait son habileté dans le domaine de la distribution. »

 

 

JOUR 7 – SYRIE

D’Alep au Château de Saladin

 

À Alep, impossible de dormir ailleurs qu’à l’Hôtel baron, où celui qui n’était pas encore Lawrence d’Arabie descendait à chacun de ses passages dans la ville syrienne proche du site hittite de Karkemish. Le jeune Thomas Edward Lawrence travaillait comme assistant pour une mission archéologique britannique au moment où la Première Guerre mondiale a éclaté, ce qui a provoqué son recrutement par les services secrets. Si une affiche d’époque proclame en français (la langue internationale des voyageurs de l’époque) que l’hôtel Baron est « l'unique hôtel de première classe à Alep, chauffage central partout, confort parfait, situation unique », la situation a bien changé depuis la guerre. Après avoir fait prendre la pose à Sylvain, livre en main, dans un antique fauteuil en cuir devant le bar, Thomas ne pourra se délecter du luxe qui a fait la renommée des lieux : « Il n’y avait ni eau chaude, ni douche, ni électricité, mais il était impossible que nous allions ailleurs… » C’est à la lueur des bougies que Sylvain, François et Clément fêteront l’anniversaire de Thomas, avec un gâteau arrosé d’un vin libanais. Partout dans ces lieux flotte le fantôme de Lawrence, comme en témoigne un présentoir où figure une facture en livres ottomanes établie en juin 1914 (en français toujours) au nom d’un certain « Monsieur Laurence ». « Elle a bel et bien été réglée » nous garantira Thomas, malgré une légende tenace. 

Dans Les Sept Piliers de la Sagesse », Lawrence s’attarde sur Alep, qu’il désigne comme « une grande ville en Syrie, mais non de Syrie, ni d’Anatolie, ni de Mésopotamie. » Il continue : « Là, les races, les croyances et les langues de l’Empire ottoman se rencontraient et se mêlaient les unes aux autres dans un esprit de compromis. Le heurt des particularités, qui faisait des rues un kaléïdoscope, pénétrait l’Aleppois d’une grossière prudence qui corrigeait en lui ce qui était flagrant chez le Damascène. Alep participait de toutes les civilisations qui avaient tourné autour d’elle (…) Une caractéristique d’Alep était la suivante : le sentiment mahométan y était très haut, mais il y avait plus de camaraderie qui s’exerçait entre chrétien, musulman, Arménien, Turc, Kurde et Juif que peut-être dans aucune autre ville de l’Empire ottoman, et plus d’amitié, quoique peu de tolérance pour les Européens. »  

Après une nuit fraîche, la pluie continue et les températures glaciales poursuivront Sylvain et ses compagnons, qui se rendront dans le souk d’Alep hélas dévasté aujourd’hui. Une grande partie des célèbres boutiques souterraines qui reflétaient l’histoire commerciale d’une ville au croisement des civilisations ont été réduites en cendres en septembre 2012, au début du conflit syrien. La grande Mosquée a elle aussi subi des dommages importants, tout comme la Citadelle d’Alep, dont plusieurs parties du mur d’enceinte se sont effondrées. Des outrages récents qui font suite aux nombreux assauts que ce palais médiéval fortifié a subi à travers les siècles depuis l’époque d’Alexandre Le Grand. Tour à tour romaine, puis byzantine, détruite par les mongols, reprise par les Mamelouks, puis les Ottomans… sans oublier un séisme en 1822, la Citadelle d’Alep, avec son tunnel conduisant au Souk, en a vu d’autres. Pour ses clichés, Thomas trouvera un point de vue où l’on distingue bien le pont-escalier à huit arches de l’entrée fortifiée, avant de repartir pour la prochaine étape, Lattaquié, ville du bord de mer que la guerre a épargné. Une étape s’imposera à Qal’at Salah al-Din, la forteresse de Saladin située à une trentaine de kilomètres, célèbre pour l’aiguille rocheuse soutenant la pile du pont-levis et dont la première construction remonte au premier millénaire avant J.-C. avec les Phéniciens. Sylvain, féru d’escalade, ne pourra s’empêcher de partir à l’assaut du château à sa façon en compagnie de Clément et de sa caméra. 

 

 

JOUR 8 – SYRIE

L’imprenable Krak des Chevaliers

 

Au départ de Lattaquié, une première étape s’impose par le Château de Marqab, l’une des rares forteresses ayant résisté à Saladin durant les Croisades. Après une sieste au soleil sur l’une des tours de ce bastion implanté au bord du rivage, les aventuriers et leurs Ténéré mettent le cap sur l’une des étapes principales de l’aventure : le somptueux Krak des Chevaliers.

C’est le jour de son 21e anniversaire que Thomas Edward Lawrence découvre cet emblématique château croisé du XIIe siècle surnommé la « forteresse imprenable ». En cette année 1909, Lawrence qualifie cette citadelle autrefois tenue par l’ordre militaire des Hospitaliers de « plus beau château du monde ». C’est peu dire que Lawrence s’y connaît en la matière pour avoir travaillé sans relâche sur sa thèse à Oxford intitulée « L’Influence des croisades sur l’architecture militaire européenne à la fin du XIIe siècle ». Avant d’affronter son destin en Orient, Lawrence a sillonné la France et ses châteaux, effectuant plus de 4000 kilomètres à vélo, et c’est à l’abord d’un autre château célèbre, celui de Châlus où Richard Cœur de Lion a rendu l’âme, que l’aventurier britannique avait soufflé - seul dans un hôtel - sa 20e bougie. Ce Tour de France des châteaux médiévaux a forcément interpelé l’aventurier Tesson, qui s’était déjà rendu en contrebas du Château-Gaillard des Andelys pour exprimer sa vision de l’œuvre de Lawrence, avec une récente traduction des Sept Piliers de la Sagesse sous le bras. Sylvain Tesson se défend de voir en Lawrence un homologue écrivain, érudit, aventurier, motard. On ne peut cependant s’empêcher d’y voir un miroir lorsqu’il déclare : « Lawrence m’inspire. Ce qui m’intéresse chez lui, c’est qu’il y a une coexistence sur le plan de l’aventure physique, l’aventure musculaire, et l’aventure de l’esprit. C’est rare. En France, on considère toujours qu’un intellectuel doit être un peu débile physiquement et qu’un sportif, un motard, doit être un petit peu abruti intellectuellement, alors que les anglo-saxons, et la figure de Lawrence le prouve, marient les deux, dans l’ordre de l’esprit et dans l’ordre de l’action. Lui, il ne peut pas s’empêcher de monter sur sa moto, sur sa bicyclette ou sur un chameau plus tard, tout en pensant à la littérature. Le génie de Lawrence est un mélange d’inspiration politique, de goût du nomadisme aussi. Il dit, dans les Sept Piliers de la Sagesse, “ le nomadisme était notre morsure“. Il ne peut pas s’en empêcher : il est sur la route, il fédère les hommes, et son mouvement va créer la libération. C’est fantastique. »

Tout comme Lawrence, c’est une année après avoir admiré Château-Gaillard que Sylvain Tesson reste pantois devant la silhouette imposante du Krak des Chevaliers. Ce dernier ne joue aucun rôle dans la Révolte arabe de Lawrence d’Arabie, mais c’est aussi sur les traces du géographe Lawrence et des châteaux qu’il cartographia à l’occasion de son premier voyage en Orient que se sont lancés nos aventuriers modernes au guidon de motos. Le Krak des Chevaliers, situé à 50 kilomètres à l’Ouest d’Homs, était à ce titre incontournable pour l’expédition de Tesson et de ses compagnons. Réputé imprenable car bâti à 500 mètres de hauteur sur les derniers contreforts de la Montagnes des Alaouites ou « jabal Ansariya », le Krak n’a été repris aux Croisés en 1271 qu’à la faveur d’une ruse : le Sultan des Mamelouks, Baybars, falsifia une missive en faisant croire aux quelques trois cents Hospitaliers qui gardaient la forteresse que le Grand Maître des Templiers leur enjoignait de se rendre. 

Malgré des demandes insistantes et répétées de passer la nuit dans ce château qui a accueilli jusqu’à 2000 cavaliers en armes, Sylvain, Thomas, Clément et François se sont rabattus sur un petit hôtel sur la colline en face du krak, pour revenir avant l’aube afin de fumer un cigare sur les contreforts au lever du jour…

 

 

JOUR 9 – LIBAN

Sur la route de l’Orient-Express

 

Du Krak des Chevaliers à la frontière libanaise, il ne faut qu’une heure, mais Sylvain Tesson et ses compagnons d’aventure sont très tôt informés que le passage risque d’être long et fastidieux. Il y a d’autant moins de temps à perdre qu’une fois au Liban, les Yamaha doivent être « reconditionnées » avant d’être remises en caisse et que cette opération est une condition préalable à l’embarquement de chacun pour le retour. Si les checkpoints syriens n’ont posé aucun problème, la panne du véhicule d’assistance a considérablement retardé le convoi de Ténéré, mais tous ont pu quitter sans encombre la Syrie pour le Liban et se diriger vers Beyrouth pour la dernière étape du périple oriental sur les traces de Lawrence d’Arabie. 

A l’époque où celui-ci sillonne le Levant pour le libérer d’un Empire ottoman dont la fondation remonte à 1516, le Traité de Sèvres qui partage l’ancienne Syrie ottomane entre le Royaume uni et la France n’a pas encore eu lieu (août 1920) et certaines frontières n’existent pas. La Syrie de Lawrence incluait alors l’actuelle Syrie, mais également le Liban, la Jordanie, Israël, la Cisjordanie et la Bande de Gaza, ainsi qu’une partie de l’Irak et même de l’actuelle Turquie.
Pressés de gagner Beyrouth pour sécuriser leur retour, nos aventuriers se permettront tout de même une halte dans la gare abandonnée de Tripoli, deuxième ville du Liban qui n’a rien à voir avec la capitale de la Libye. Vestige de l’âge d’or de l’Orient Express, la gare proche d’El-Mina a constitué dans les années 20, 30 et 40 le terminus de la mythique ligne de chemin de fer reliant l’Europe à l’Orient et passant par Istanbul. Ce n’est pas cette ligne légendaire inaugurée à la fin du XIXe siècle, pas plus que la ligne de chemin de fer reliant Beyrouth à Damas construite par une société française et prolongée par le fameux chemin de fer du Hauran que Lawrence attaqua dans ses célèbres actions de sabotage, mais le chemin de fer du Hedjaz reliant Damas à Médine. Les trains détruits par Lawrence peuvent d’ailleurs aujourd’hui se visiter dans cette ville d’Arabie Saoudite.

Dans l’ancienne gare de Tripoli construite en 1911, entre les herbes folles et la rouille qui la ronge, une mythique locomotive à vapeur « G8 » et des wagons voyageurs emblématiques sont à l’abandon depuis l’arrêt de l’activité en 1975. Nationalisée par les Français en 1920 et propriété de l’Etat libanais à l’indépendance de celui-ci en 1943, la abandonnée fait aujourd’hui l’objet d’une restauration afin d’accueillir des manifestations et événements culturels. Comme un symbole, un protocole d’accord entre le ministère des Transports libanais et le Ministère turc du Tourisme a été signé en juin 2018 pour redonner vie à cet endroit mythique dans lequel Sylvain a pu se livrer à une séance de gymkhana entre les wagons au guidon de sa Ténéré. Dernières circonvolutions sur deux roues avant de rejoindre Beyrouth et rendre des motos tout juste égratignées par quelques chutes à l’arrêt, mais n’ayant présenté aucun souci technique tout au long des quelques 2 500 kilomètres du parcours, essentiellement effectué sur des routes goudronnées et non sur des pistes sablonneuses.

 

 

JOUR 10 - LIBAN 

Beyrouth, la porte du Levant 

 

C’est à Beyrouth que débarque le jeune Thomas Edward Lawrence en 1909 pour la première de ses nombreuses incursions en Orient, où il effectuera plus de 1000 miles à pied en trois mois, visitant notamment le château de Marqab où sont passés Sylvain Tesson et ses compagnons en moto, 113 ans plus tard. Fin de l’aventure où débuta celle de Lawrence. Dans le deuxième des 122 chapitres qui composent les Sept piliers de la Sagesse paru il y a exactement un siècle en 1922, Lawrence essaie de définir la vaste zone arabe qui « à une époque signifiait un Arabesque », et il décrit les six grandes villes de la Syrie de l’époque : Jerusalem, Beyrouth, Damas, Homs, Hama et Alep, qui selon lui forment des entités avec chacune sa personnalité, sa manière d’être dirigée, son opinion publique. La ville qu’il décrivait comme « neuve » et « levantine » par sa prospérité au début du XXe siècle a subi bien des outrages à la fin de celui-ci avec la guerre civile qui ravagea le Liban entre 1975 et 1990. « En raison de sa position géographique, en raison de ses écoles et de la liberté engendrée par ses communications avec les étrangers, Beyrouth comportait avant la guerre (Lawrence parlait de la Première guerre mondiale) un noyau de gens parlant, écrivant, pensant comme les Encyclopédistes doctrinaires qui avaient frayé la voie la Révolution en France. À cause d’eux, de la richesse de la ville et de sa voix excessivement forte et vive, il fallait compter avec Beyrouth ». Des mots qui sonnent aujourd’hui comme un lourd présage annoncé par Lawrence dans une partie du monde constamment tiraillée par ses influences culturelles, traditionnelles et religieuses. C’est dans l’ancienne Beryte, capitale d’un État libanais créé en 1920 et ayant repris son indépendance à la France en 1943, que se conclut donc l’aventure de Sylvain l’écrivain, Thomas le photographe, Clément le caméraman, accompagnés de François l’archéologue et Mahmud le « fixeur » local. Beyrouth, décrite par Lawrence d’Arabie comme un « écran levantin chromatique » qui « formait la porte de la Syrie » dans Les Sept Piliers de la Sagesse. Cent ans après la parution de l’ouvrage culte de Lawrence d’Arabie qui n’a pas quitté la poche de Sylvain Tesson, celui-ci prépare un chapitre additionnel à l’ouvrage En Avant, Calme et Fou illustré par les photos de Thomas Goisque. Dans la première édition, qui avait rencontré un grand succès, il présentait sa démarche ainsi que celle de ses compagnons d’aventure, sur les routes du monde entier :

« Pourquoi avions-nous pris la route ? Nous étions de gentils garçons, et bien élevés avec cela. Nous avions fait du latin, pris des leçons de piano. Rien ne nous prédisposait à enfourcher des motocyclettes, la main droite sur la poignée des gaz. Certes, on avait entendu dans notre enfance qu’il fallait « empoigner son destin ». Quand on est sensible à ce genre d’injonction, il n’y a pas trente-six choix : on saisit une charrue ou bien un fusil de soldat. Nous, nous pensâmes au guidon des motocyclettes.

Et très vite, nous comprîmes que rien ne valait de se tenir assis sur la selle, pendant des heures, bras tendus, regard fixe, torse droit, immobile, lavé par les rafales. En avant, calme et fou. »

 

JORDANIE

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SYRIE

Mihi quidem Antiochum, quem audis, satis belle videris attendere. Hanc igitur quoque transfer in animum dirigentes.

LIBAN

Tamen a proposito, inquam, aberramus. Non igitur potestis voluptate omnia dirigentes aut tueri aut retinere virtutem.